Les conclusions du Dialogue national inclusif, qui s’est achevé le 30 avril, continuent de susciter des réactions. L’essayiste et universitaire gabonais, Marc Mvé Bekale, revient dans cette tribune libre pour les lecteurs d’Info241 sur les 1 000 résolutions rendues publiques. Pour lui, les propositions du Dialogue, axées sur un nationalisme passéiste et la recherche d’un sauveur rédempteur, risquent de compromettre la diversité et la laïcité du Gabon. Lecture.
« Dans l’environnement particulier d’un pays pauvre - d’un pays que l’on dit pauvre et qui a fini par se croire pauvre - les enjeux de pouvoir sont si complexes, les motivations des hommes si troublantes, qu’il faut de l’amour pour continuer à croire en l’avenir » Paulin Hountondji
Le Dialogue national vient de se terminer à la satisfaction générale. Adoptées par acclamation, ses résolutions ont fait l’objet d’un large consensus. Mais l’on découvre, à l’écoute des principales conclusions énoncées par la ministre de la Réforme des institutions, que le peuple gabonais, échaudé par les dérives du régime déchu le 30 août 2023 et résolu à récupérer son pays, est désormais mû par un nationalisme décomplexé.
La recherche de bouc-émissaires
Pays sous-peuplé doté d’un fort potentiel économique, le Gabon a toujours été soumis à une forte pression migratoire, laquelle crée incontestablement un sentiment de malaise, « d’invasion ou de grand remplacement », pour utiliser le vocabulaire de l’extrême droite française, au sein d’une partie de la population. D’où la nécessité d’une politique visant à une meilleure gestion des flux migratoires. Pour autant, la forte présence des étrangers sur le territoire gabonais doit-elle pousser à un patriotisme proche de la xénophobie ?
Cette question apparaît d’autant plus centrale dans le débat actuel que le Gabon, qui se limitait à la côte de l’estuaire de Libreville, est né d’un brassage de populations autochtones mpongwè avec les marins européens, les ressortissants ouest-africains au service de l’entreprise coloniale et des groupes ethniques de l’hinterland attirés par la perspective de commercer avec les Blancs. C’est au regard de cette histoire, faite de pollinisations multi-croisées et d’ancestralités complexes, que le mouvement de repli identitaire perceptible dans les conclusions du Dialogue national apparaît problématique.
Loin d’une avancée, il correspond davantage à un mécanisme d’auto-absolution par lequel les Gabonais dits de souche se délient de leur responsabilité dans le délabrement politico-économique de leur pays et cherchent des bouc-émissaires dans la figure du compatriote d’adoption. Il fallait donc réagir en dressant des barricades en tous genres contre ces « compatriotes-là » à la couleur de peau ou à la consonance onomastique non locale. Ces Gabonais venus d’ailleurs, source de tous les maux, engagés dans un grand complot contre les nationaux, dont les allégeances politiques sont mues par des intérêts personnels et desservent la communauté nationale.
Pareil raisonnement relève de la couillonnade au regard de la vie politique gabonaise depuis la création du PDG en 1968. Là aussi, les commissaires ont joué d’une astuce grossière en choisissant de circonscrire les maux qui paralysent le Gabon au second mandat d’Ali Bongo prétendument dominé par la « légion étrangère ». Exempté, épargné, amnistié, l’ensemble de la classe politique complice de la piteuse gouvernance des Bongo de 1968 à 2016. Les bouc-émissaires ont été débusqués. Ce sont de petits mercenaires en col blanc ayant opéré sous la régence de Sylvia Bongo et de son fils avec la bénédiction de quelques traîtres nationaux, cadres dirigeants du PDG et des partis alliés.
Si ce nationalisme échevelé entre dans la Constitution, le Gabon cessera alors de se définir comme une République dont l’essence est la Reconnaissance de l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Le fait est que les commissaires gabonais, sélectionnés pour leur intelligence supérieure et leur grande probité, n’ont pu résister à l’idée magistrale d’écrire la nouvelle histoire du pays par des mesures taillées au sabre, allant de la privation temporaire des droits civiques à leurs compatriotes du PDG à la stigmatisation et à l’ostracisation des concitoyens venus d’ailleurs ou mariés à de mauvaises personnes.
Exit alors de nombreux Gabonais compétents – certains ayant fidèlement servi les Bongo et s’étant montrés très loyaux envers l’Etat gabonais - sur qui pèse désormais un lourd soupçon de double jeu ou de déloyauté envers la nation. Ils ne pourront plus prétendre à des fonctions stratégiques. Leur sort est devenu comparable à celui des juifs en Europe au temps de l’inquisition. Ils ont endossé les clichés légendaires accolés à ce « peuple arrogant et dominateur » [dixit le général de Gaulle] « avide d’argent et de pouvoir ».
Ici, il est à noter que si un pays comme la Côte d’Ivoire avait perduré sur la voie d’une pareille logique nationaliste, elle se serait passée aujourd’hui des services d’un brillant cerveau tel que Tidjane Thiam, ancien PDG de la banque d’affaires Crédit Suisse et des assurances Prudential, candidat à la prochaine élection présidentielle, de même qu’un Achille Mbembé ne pourrait occuper au Cameroun une fonction à la hauteur de sa production intellectuelle.
Dialogue national et mythe du messie rédempteur
Quel terrible aveuglement de laisser croire que les pathologies du Gabon résultent de la seule histoire récente du pouvoir d’Ali Bongo et des folles dérives de ses légionnaires. Cette illusion sous-tend de nombreuses propositions du Dialogue national. Citons-les pêle-mêle : 1/la préférence nationale doit prévaloir dans tous les domaines de la vie de la nation » [sic] en vue d’impulser l’essor vers la félicité. 2/ Outre la présidence de la République, il faut être Gabonais de souche ou marié.e à un.e Gabonais.e afin de prétendre à certaines fonctions de l’Etat. 2/La référence à Dieu et aux ancêtres comme valeurs suprêmes contredit tout bonnement le caractère laïque et républicain de l’Etat. 3/L’institution d’un week-end de célébration des rites et croyances du Gabon et l’instauration de l’enseignement des rites et croyances gabonaises dans les programmes scolaires vise, au-delà de sa dimension civique, à alimenter une culture et un esprit étroitement chauvinistes. 4/L’économie doit être, elle aussi, nationaliste en mettant fin au monopole des entreprises étrangères dans l’exploitation forestière et en accordant plus de permis d’exploitation aux nationaux. 5/ Pour lutter contre le chômage, plutôt que de créer des écoles et des instituts pour former la jeunesse gabonaise aux métiers technologiques de demain, les commissaires proposent d’institutionnaliser le Conseil national de la jeunesse, de restaurer ou d’améliorer l’organisation de la fête nationale de la jeunesse, puis de remettre cette jeunesse égarée sur la voie des valeurs morales par la création d’un Haut conseil des rites et coutumes avec retour à nos valeurs ancestrales, censées les guider dans un monde gouverné par le savoir scientifique et la technologie numérique.
De tout cela, il ressort que le nouveau récit du Gabon repose sur un nationalisme passéiste, adossé au mythe d’un « messie » rédempteur, dont les seuls décrets guériront le pays et feront sa grandeur.
Pathologies systémiques
La crise qui ronge l’âme et le corps socio-politique du Gabon est protéiforme. Elle ne saurait être surmontée par la célébration d’un culte patriotique autour de figures expiatoires. De notre point de vue, la guérison du Gabon devrait être un long processus opérant en plusieurs étapes. En premier lieu, il conviendrait de réaliser une anamnèse, sur la base des études académiques sérieuses, permettant de poser le diagnostic rigoureux des pathologies systémiques engendrées à la fois par nos traditions culturelles et le legs politique des Bongo. Car ces pathologies sont ancrées consciemment et inconsciemment en chacun de nous. Viendrait ensuite l’élaboration d’une charte de valeurs philosophico-morales devant servir de miroir au peuple gabonais.
Le délabrement du pays, visible dans tous les domaines (écoles, hôpitaux, universités, forces armées, système judiciaire), résulte d’une aliénation fondamentale, d’un désordre mental et éthique, travail de l’état de colonialité dont l’Afrique subsaharienne peine à sortir.
Nous l’avons écrit dans notre dernier livre Ethique de la résistance face au nihilisme d’Etat (2020). Le système politique des Bongo, auquel les membres du CTRI ont prêté allégeance jusqu’au 30 août 2023, s’inscrivait dans ce que nous avons appelé la typologie des régimes politiques nihilistes, en ce qu’il sapait de façon éhontée les valeurs énoncées dans la Constitution, à savoir la protection de la vie humaine par le respect des droits économiques et sociaux élémentaires des populations, la préservation de l’Etat de droit, la recherche du bien-être et de la justice pour l’ensemble des citoyens. Ayant déstructuré le tissu socio-culturel du pays par la corruption morale et l’aliénation psychologique, la classe politique de l’ère Bongo, soutenue par l’appareil militaro-capitaliste français, n’a jamais favorisé l’émergence du « principe spirituel » au cœur de toute Nation. Ce principe dont l’historien français Ernest Renan disait qu’il « est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. »
Le nihilisme d’Etat réduit les populations à la condition animale. De Libreville à Yaoundé, la misère des bidonvilles, dont certains sont privés d’infrastructures élémentaires telles que l’eau courante et l’électricité, les crimes rituels, la violence urbaine, l’abandon des personnes sans ressource à elles-mêmes, etc. sont autant d’éléments visibles de la dépréciation, de la dévalorisation et de la désacralisation de la vie humaine en Afrique subsaharienne. Ce nihilisme d’Etat se situe aux antipodes de la conception de l’homme en Europe depuis le siècle des Lumières.
Dès lors, l’enjeu premier de la refondation du Gabon réside non pas dans un catalogue de résolutions, mais d’abord dans la mise en place d’une charte de valeurs solides qui consacrent l’Etat de droit ( the rule of law ) et sacralisent l’existence humaine. Cette charte doit figurer en préambule de la nouvelle Constitution, à traduire dans toutes les langues gabonaises afin de servir de miroir à chaque citoyen dans ses interactions sociales et politiques. Ces valeurs existent déjà dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il faut y adjoindre celles issues des traditions gabonaises qu’il convient de clarifier et de définir.
C’est fort de cette nouvelle Idée du Gabon que j’ai envoyé au Dialogue national des propositions [ https://blogs.mediapart.fr/marc-mve-bekale/blog/230324/gabon-post-bongo-contribution-la-refondation-institutionnelle ] appelant à l’inscription des droits socio-économiques dans la Constitution, le but étant de garantir à la population démunie (veuves et veufs, handicapés, mères ou pères seuls, personnes à la recherche d’emplois, personnes âgées isolées) une allocation vitale et de lui fournir des armes juridiques pour agir en cas de défaillance de l’Etat.
Pour nous, le nouveau récit du Gabon, loin de la grammaire d’un nationalisme étroit et rétrograde, s’articulera autour des principes de la République, instance protectrice de tous les citoyens. Le reste n’est qu’une question de leadership.
Marc Mvé Bekale, maître de conférences à l’Université de Reims, essayiste
@info241.com