Sur le feu

Litige Gabon-Guinée équatoriale : l’impératif d’une philosophie du partage (l’Ubuntu)

Litige Gabon-Guinée équatoriale : l’impératif d’une philosophie du partage <i>(l’Ubuntu)</i>
Litige Gabon-Guinée équatoriale : l’impératif d’une philosophie du partage (l’Ubuntu) © 2024 D.R./Info241

Dans cette tribune libre de Marc Mvé Bekale, l’universitaire et écrivain gabonais aborde le différend territorial entre le Gabon et la Guinée équatoriale concernant les îles Mbanié, Cocotiers et Conga, en plaidant pour une résolution basée sur la philosophie de l’Ubuntu, qui privilégie la reconnaissance réciproque et le dialogue. L’auteur critique le recours aux instances internationales comme la Cour internationale de justice (CIJ), soulignant que les tensions et les rancœurs engendrées par ces confrontations risquent de perdurer, même après un jugement. Lecture.

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L’homme, notait le poète Alexandre Pope, est comme « Placé sur cet isthme d’un état médian, un être obscurément sage et grossièrement grand ». Une véritable énigme donc, ce petit bipède doté d’un génie à la fois créateur et destructeur. Pas un jour ne passe sans qu’un drame majeur ne lui soit imputable. Accélération des aléas climatiques. Deux terribles guerres transcontinentales au siècle dernier, qui furent suivies de l’affrontement de deux blocs aux idéologies antithétiques, de massacres de masse allant jusqu’aux génocides. A l’origine de tout cela : le désir de possession qui nourrit sa volonté de capture.

L’Ubuntu et l’éthique de la reconnaissance réciproque

En dépit de ce sombre constat, il existe néanmoins des communautés sur cette terre qui ont cherché à se situer au-delà de la logique de capture et de conflictualité en développant une éthique des relations humaines fondée sur la reconnaissance réciproque. C’est le cas de l’ Ubuntu , une philosophie morale dont Nelson Mandela s’était servi dans sa volonté de création d’une nation multiraciale en Afrique du Sud. Œuvre gigantesque et magnifique ayant aidé le pays à neutraliser le sentiment de vengeance qui avilit l’homme. Après avoir triomphé du régime de l’apartheid, écrit Nelson Mandela, « Nous aurions pu barrer nos drapeaux du mot « vengeance » et décider de répondre à la brutalité par la brutalité. Mais nous comprenions que l’oppression déshumanise l’oppresseur autant qu’elle fait souffrir l’opprimé. Nous comprenions qu’imiter la barbarie du tyran nous transformerait en sauvages, nous aussi. Nous savions que nous souillerions notre cause, que nous l’avilirions, si nous empruntions à l’oppresseur ses méthodes. Il nous fallait refuser que notre long sacrifice nous fasse un cœur de pierre. »
 
Avec Mandela, note l’universitaire Rita Barnard, la politique atteindra le stade du sublime par la place importante accordée à la tolérance qui le conduira du projet de « révolution armée » à une « révolution négociée ». En effet, Mandela avait découvert que « l’arme la plus puissante était la discussion », la raison communicationnelle, comme dirait Habermas, laquelle pose l’humanité-en-réciprocité : l’Ubuntu.

Ethique de vie développée par le peuple Nguni, groupe bantouphone auquel se rattachent les Xhosa, l’ Ubuntu définit un mode d’être au monde orienté vers des obligations réciproques. Le terme dérive de la phrase « Umuntu ngumuntu ngabantu » et signifie « Une personne est une personne à travers d’autres personnes » ou « Je suis parce que nous sommes  ». Ce concept recouvre une dimension spirituelle que l’on retrouve sous des formes diverses dans de nombreuses sociétés d’Afrique subsaharienne.

Cette philosophie n’est donc pas étrangère au peuple gabonais. Le roi Glass, de son vrai nom Ravony R’Ogoua, en fit sienne en 1844, lorsqu’il s’opposa à la signature d’un traité de reconnaissance de la souveraineté de la France sur l’ensemble du territoire qui formait le Gabon de l’époque, allant de la pointe Santa Clara jusqu’à l’île Conniquet et la presqu’île Denis. Les autorités françaises useront ensuite d’un stratagème pour faire plier Glass. Il sera invité sur un navire et, en état d’ébriété, apposera une croix sur un document avant de se rétracter le lendemain. Il expliquera : « Quoique roi, je n’ai pas le pouvoir de donner mon pays, et pour cet acte, aussi bien que pour toutes les affaires importantes, le consentement des chefs [notables du clan] doit être obtenu »

L’Ubuntu a été diversement célébré dans la culture gabonaise. Pierre Akendengué en a fait le thème majeur de son art à travers l’exaltation des valeurs de partage africaines. Pierre-Claver Zeng avec la chanson Opwal (la perdrix) où il est question de fraternité. « La perdrix qui chante au Gabon est la même que l’on entend à Malabo et Yaoundé ». La perdrix chante depuis la nuit des temps. Avant le dépeçage de l’Afrique par les puissances coloniales, dont l’entreprise cupide nous sert aujourd’hui de benchmark, d’argument historique et juridique pour déposséder son frère.

La blessure des mots

Nul ne peut être satisfait du spectacle de deux pays frères se jetant l’anathème devant la Cour internationale de justice de la Haye. En effet, le Gabon et la Guinée équatoriale s’y sont affrontés du 30 septembre au 4 octobre au sujet du différend territorial des îles Mbanié, Cocotiers et Conga. A un document, présenté par la partie gabonaise, attestant de l’existence d’un accord de Convention signé à Bata en 1974, un des avocats équato-guinéens a usé d’un vocabulaire méprisant en parlant d’un « bout de papier » sans valeur juridique. En réponse, Guy Rossatanga-Rignault, prenant la suite de Marie-Madeleine Mborantsouo dont les propos ont été mesurés, a entrepris un rappel historique de l’origine du litige. Puis il a conclu son discours par un langage teinté d’ironie et d’effets rhétoriques inutilement provocateurs. La revendication équato-guinéenne a été qualifiée de « chimère », puis réduite à la « merveilleuse histoire du pauvre petit chaperon rouge, victime du grand méchant loup, le Gabon ». La Guinée équatoriale naviguerait alors dans la réalité fantasmatique d’ Alice aux pays des merveilles . Avait-on besoin de persiflage pour décrédibiliser l’argumentation adverse ? Une présentation rigoureuse des faits suffisait à éclairer la Cour. Or un sage proverbe fang nous met en garde contre la violence des mots : leur « blessure est parfois plus douloureuse et prend beaucoup de temps à guérir », surtout lorsqu’elle est infligée à son frère.

Le legs de la rancœur

Il faudra un jour sortir de la confrontation funeste devant les instances internationales et revenir à la logique de reconnaissance réciproque. User de nos paradigmes dialogiques propres par la mobilisation des liens ethnolinguistiques qui unissent les deux pays afin d’apaiser les esprits. Car force est de constater que ces liens, mentionnés à la Haye, n’ont jamais été mis à profit dans les efforts de règlement de ce litige. Si, en définitive, vainqueur ou perdant il y a, l’on transmettra aux futures générations des deux pays le legs de la rancœur, terreau de nombreux conflits dans le monde. Au Gabon, les populations Mpongwè du clan Ndiwa peuvent en témoigner, elles qui gardent une douloureuse mémoire des affres de la vengeance. En 1601, elles s’étaient livrées au pillage d’un navire commercial néerlandais avant de voir la foudre s’abattre sur elles en 1698. Les Hollandais étaient venus demander réparation pour un incident datant de près d’un siècle. Cet évènement aboutira à la redistribution démographique dans la région avec la dispersion des Ndiwa sur les deux rives du Gabon.

Concernant ce différend vieux de plus d’un demi-siècle, le recours à l’arbitrage international confine à un leurre car il restera toujours une équation à résoudre au lendemain de la décision de la CIJ. Certes ses arrêts sont contraignants pour les parties en cause, il n’existe cependant aucune instance dotée du pouvoir de les rendre effectifs auprès des états. L’occupation illégale des territoires palestiniens par Israël en est un exemple. L’Etat juif, comme le note Alain Pellet (journal Le monde, 30 juillet 2024), un des conseils du Gabon, a été condamné par l’Assemblée générale des Nations unies, le Conseil de sécurité et la CIJ, sans que ces condamnations soient suivies d’effet. Au regard de la violation constante du droit international, le seul moyen satisfaisant susceptible de dénouer le désaccord entre le Gabon et la Guinée équatoriale reviendrait à réactiver l’idée géniale d’une « zone d’exploitation conjointe », laquelle doit être accompagnée de projets de développement communs à même de consolider les liens entre les deux pays et de tracer une nouvelle voie de liquidation des mauvais héritages coloniaux.

Marc Mvé Bekale, Universitaire, essayiste

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